Par Nicolas Truong et Pascale Tournier
Publié le 18 août 2020
Enquête « La France des oasis » (2/6). Soucieux de réduire leur consommation d’énergie et d’utiliser des matériaux locaux, des Français, nouveaux adeptes de la vie communautaire, choisissent un logement en harmonie avec leurs convictions.
Le gazon n’a pas encore été planté, ni le potager bio. La maison pour les seniors est aussi à l’état de plan. Mais déjà, sept blocs de logis de couleur ocre et un habitat commun, rassemblant buanderie et chambres d’amis, sont sortis de terre. Situé dans l’Eure-et-Loir, à quelques centaines de mètres du centre hindouiste Amma, l’oasis du Plessis va, à terme, accueillir 28 familles désireuses d’un mode de vie écologique et harmonieux.
Célia, 28 ans, a quitté son travail d’ingénieur bien payé à Saint-Gobain pour rejoindre cette aventure avec son conjoint. Retrouver du lien social « dans un monde qui le piétine » et déployer sa préoccupation pour l’avenir de la planète sont à la source de ce qu’elle considère comme un engagement. « On travaille pour les générations futures, pas pour soi, soutient la jeune femme. Il s’agit de prendre le temps de changer un lieu à son échelle : l’Eure-et-Loir n’est pas avant-gardiste en matière de culture bio et de respect de la biodiversité. » Au loin s’étendent en effet des champs de culture intensive de la Beauce.
Dans les pas de Charles Fourier
Comme Célia, ils sont de plus en plus nombreux à s’installer dans des éco-hameaux ou des habitats participatifs. A se mettre consciemment ou non dans les pas, version écologique, du philosophe du XIXe siècle Charles Fourier et de son projet utopiste de phalanstère, ou de son héritier Jean-Baptiste Godin, avec son familistère de Guise (Aisne). Pas question pour ces nouveaux adeptes de vie communautaire de construire des maisons de solitaires à la Henry David Thoreau (1817-1862), ou des citadelles de survivalistes attendant l’arrivée de la catastrophe. Ils sont ingénieurs, architectes ou juste désireux d’être en accord avec leurs idées. Ils pensent que le changement de société passe par une autre façon d’habiter. L’architecture arrêtée reflète leur volonté de respecter l’environnement et de créer du commun.
> Lire aussi notre série de 2017 sur les grandes utopies : Le phalanstère de Charles Fourier
Comme le souligne l’écrivaine et essayiste Marielle Macé, habiter constitue en soi un projet politique, car c’est « faire face autrement à ce monde-ci, à ce présent-là, avec leurs saccages, leurs rebuts, mais aussi leurs possibilités d’échappées. Et occuper autrement le terrain » (Nos cabanes, Verdier, 2019). Une occupation de terrain parfaitement comprise par les zadistes de Notre-Dame-des-Landes qui considèrent que « ce geste simple, habiter, est inséparable de celui de lutter » (Habiter en lutte. Quarante ans de résistance, collectif Comm’un, Le passager clandestin, 2019).
Les toilettes sont sèches. L’eau est souvent purifiée dans des stations de phytoépuration et l’autonomie alimentaire est visée.
Car habiter, ce n’est pas seulement se loger. Ce n’est pas uniquement résider. Comme le soutient le philosophe Martin Heidegger (1889-1976), « habiter est le trait fondamental de l’être » (Essais et conférences, 1951). Bien sûr, l’urbanisme peut y contribuer. Et Michel Serres (1930-2019) avait su s’adresser aux architectes afin qu’ils s’intéressent autant à la botanique qu’à l’esthétique (Habiter, Le Pommier, 2012).
C’est pourquoi les nouvelles constructions des oasis essaient de s’appuyer sur des techniques qui réduisent l’empreinte de l’homme sur le sol. L’habitat est « passif » – l’isolation thermique réduit la consommation d’énergie et se trouve complétée par les apports solaires. Les toilettes sont sèches. L’eau est souvent purifiée dans des stations de phytoépuration, et l’autonomie alimentaire visée. On parle aussi d’« architecture de cueillette », quand les matériaux locaux et simples comme le bois sont utilisés.
SCI, SAS, SCIA: chaque collectif choisit la forme juridique qui permet la propriété et l’animation collective sans qu’il n’y ait de spéculation en cas de vente. Avec la loi Alur (accès au logement et la rénovation de l’urbanisme rénové) de 2014, le statut de coopérative ne doit plus être réduit au champ de l’entreprise, il doit aussi embrasser le logement. Mais les décrets d’application tardent à être publiés. En attendant, c’est la société coopérative par actions simplifiées (SAS) à but commercial, régie par la loi de 1947, qui est privilégiée. Les coopérateurs sont propriétaires d’une société qui est elle-même propriétaire d’un bien.
Habitat léger
Quand le droit n’épouse pas les nouvelles aspirations, on essaie de l’infléchir. Après avoir lutté avec succès contre la construction d’un projet immobilier en périphérie de Dijon afin de maintenir un potager collectif, les habitants du quartier des Lentillères ont trouvé un nouveau combat. Ils souhaitent la création de la catégorie d’urbanisme « zone d’écologie communale ». Le but : autoriser l’habitat, l’agriculture et les « non-humains » sur un même lieu. « Habiter, cela crée un rapport différent à l’espace », clament Nicolas, Maria, Abdel et les autres, installés dans leur « snack friche » construit de leurs mains, La Grange rose, ou dans leurs masures à charpente en bois de récupération.
Souvent, les jeunes attirés par l’esprit communautaire font le choix de l’habitat léger dont la yourte est devenue l’emblème. D’autres, comme François Salliou, maire de Trémargat (Côtes-d’Armor), en « amoureux du bois » qui rêvait d’une charpente à l’ancienne, construisent leur maison grâce à un chantier participatif et des matériaux locaux. Car habiter, c’est aussi composer avec le territoire et son histoire.
Agroécologie et boulangerie paysanne
Dans cette France des éco-hameaux, l’agencement des pièces est aussi pensé pour favoriser de nouvelles relations, fondées sur la mutualisation des dépenses et le partage des activités. « Nous voulons un lieu de vie qui construit de la résilience, de l’interdépendance et de l’interconnexion », affirme Raphaël Notin, 46 ans, de l’éco-hameau Grain&Sens, perché dans les montagnes ardéchoises. A l’abri de tilleuls centenaires, quatre familles françaises et anglo-saxonnes vivent dans une ancienne ferme réhabilitée depuis deux ans. Dans les salles communes – le séjour boisé, l’atelier où l’on répare, la bibliothèque –, ils échangent et partagent leurs savoir-faire et leur savoir-être pour développer leur projet d’agroécologie, de boulangerie paysanne et d’« English camps » dispensant des cours d’anglais.
Au Moulinage de Chirols, ils sont toute une bande à s’être embarqués dans l’aventure ambitieuse de l’autoconstruction. Trônant au-dessus de la rivière ardéchoise de La Fontaulière, cette ancienne usine de tissage de la soie a été investie par un collectif de près de vingt-cinq personnes. L’objectif : rénover l’espace de 4 000 m2 pour le transformer en tiers lieu, composé d’habitats participatifs, de résidences d’artistes et de salles de coworking. Le site est chargé d’histoire. « Les gens dans la région sont contents que cela revive : beaucoup ont vu leur mère ou leur grand-mère y travailler », explique Gaëlle, une militante du CCFD-Terre solidaire, impliquée dans ce « pôle d’expérimentation collective, sociale et solidaire ».
En ce jour de février, une forte activité règne au Moulinage. Tous les mercredis est organisé un chantier collectif. Déjouant les stéréotypes sexistes liés au travail dans le bâtiment, des jeunes femmes formées sur le tas enlèvent la charpente qui menace de s’écrouler. Ça tape, ça cogne, ça dégage les gravats dans la bonne humeur. Chacune est à sa place, en fonction de ses compétences.
« L’intelligence collective nous définit et nous accompagne dans notre volonté de transformer le système », dit Gaëlle, militante au Moulinage de Chirols (Ardèche)
Sweat-shirt poussiéreux, Julia s’est découvert un goût pour les coups de pioche qui « défoulent ». Avec ses amies venues de la région ou d’ailleurs, elle renoue avec cette pratique de chantiers collectifs de jeunes. Une façon aussi de repenser le travail en dehors des contraintes économiques en se fondant sur les valeurs de l’entraide, de l’autogestion et de l’expérimentation, plaçant ainsi l’apprenant, à la suite du philosophe pragmatiste américain John Dewey (1859-1952), dans un rôle actif.
« J’aime la part d’improvisation possible en fonction des besoins du projet, explique Gaëlle, dans la seule salle chauffée, à la déco foutraque. L’intelligence collective nous définit et nous accompagne dans notre volonté de transformer le système. » Et cette intelligence semble être saluée. Sur la page du site Internet du collectif du Moulinage de Chirols s’affichent en effet les logos officiels de la région Rhône-Alpes, de la Fondation de France et du Fonds social européen. Preuves d’un soutien financier, ils marquent aussi le début de la reconnaissance d’une nouvelle manière d’habiter le monde.
L’écologie intérieure : se changer soi-même pour changer le monde
Avant de fonder avec l’économiste Gaël Giraud le Campus de la transition (installé à Forges, en Seine-et-Marne), qui forme les décideurs de demain à un modèle de croissance plus soutenable, Cécile Renouard est allée étudier au Schumacher College. Dans ce centre à la notoriété internationale, fondé par l’Indien Satish Kumar près de la ville « résiliente » de Totnes, en Angleterre, cette religieuse, professeure de philosophie au Centre Sèvres (Paris), s’est frottée tant à des cours d’économie régénérative qu’à la dimension de l’écologie intérieure.
Selon cette approche, la lutte contre le réchauffement climatique ne reposerait pas seulement sur l’installation d’éoliennes mais sur une mutation d’ordre psychologique. Pour amorcer la transition, il s’agirait de s’affranchir de la pensée dualiste qui sépare l’homme de la nature et l’invite à en prendre possession. La finalité : « réconcilier la terre, l’âme et la société », selon Satish Kumar. Bref, l’écologie extérieure serait indissociable de l’écologie intérieure.
Pour une éthique biocentrée
Ce nouveau concept, prisé dans la France des oasis, prend appui sur deux mouvements de pensée nés aux Etats-Unis, qui se sont structurés à partir des années 1960-1970. Il y a d’abord l’« écologie profonde », courant philosophique développé par le Norvégien Arne Naess (1912-2009), qui a lui-même enseigné au Schumacher College. Influencé par Spinoza et Gandhi, cet alpiniste et penseur de l’« écosophie » critique l’« écologie superficielle » des gouvernants, qui ne luttent contre la dévastation planétaire que sous forme de « pansements » (comme le recyclage des déchets ou des mesures contre la pollution), et défend une « écologie profonde » à l’éthique biocentrée prônant l’égalité entre les êtres vivants.
> Lire aussi : « Ecologie intégrale », écofascisme… : une histoire des écologies identitaires
Au point d’ouvrir, assure l’autrice et traductrice Mathilde Ramadier, « une nouvelle voie pour le développement personnel » ( Pour une écologie joyeuse, d’Arne Naess, Actes Sud, 2017). Une approche discréditée en France jusque dans les années 1990, notamment par le philosophe et ancien ministre de l’éducation nationale Luc Ferry, qui fit de Naess un anti-humaniste dans Le Nouvel Ordre écologique (Grasset, 1992).
« Le travail qui relie »
Deuxième courant de pensée de l’écologie intérieure : l’écopsychologie. Théorisé dans les années 1960 sous la plume de Robert Greenway mais prononcé pour la première fois en 1992 par l’historien américain Theodore Roszak (1933-2011), le mot renvoie au champ de recherche qui intègre la notion environnementale dans le domaine de la psychologie. Selon cette hypothèse, la santé mentale de l’individu dépendrait aussi de l’état de son habitat naturel.
La prêtresse en la matière est la militante écologiste américaine Joanna Macy, qui développe une pratique méthodologique, « le travail qui relie ». S’appuyant sur l’accueil de notre mal-être à l’égard de l’état de la planète, les enseignements des peuples premiers et des bouddhistes, elle propose de raviver le lien à la terre et de « transformer nos vies afin de guérir notre monde ». Très en vogue en France dans la mouvance des collapsologues, ces pratiques sont aussi critiquées pour leurs penchants new age et ésotériques.