Les loupés

Hommage à nos loupés

 » On va réhabiliter le moulinage en 3 ans. « 

Rappelle-toi. On est en 2016. On commence à fédérer quelques personnes autour du projet. Il va falloir de l’énergie, du temps et de l’argent. 

– Mais c’est énorme comme chantier? Et en combien de temps, on va réhabiliter cela? Et quand va-t-on pouvoir s’installer, habiter, travailler?

Antoine est architecte. A cette époque, il est encore directeur d’une entreprise de BTP. Il a réponse à toutes nos questions avec assurance. Il a le goût du jeu.

– Il va nous falloir 8500 jour/homme. 

– et femme?

– Aussi. Désolé, c’est le terme dans le BTP. Si on est une vingtaine et qu’en plus on organise des chantiers participatifs, on peut réhabiliter le tout en 3 ans.

– Wahouuuu, c’est long!

 

Merci Antoine Demarest, tu es vraiment fort pour démarrer les projets. Tu n’es pas resté dans l’aventure. Tu vogues sur un bateau sur les océans, mais tu n’es pas loin. Et sache que l’on est reconnaissant·es Tu nous as aidé·es à nous bercer d’illusion. On s’est s’autorisé·es à rêver. Les plus naïf·ves d’entre nous (nous étions nombreux·ses) étaient dupes sans l’être non plus. 

Aujourd’hui, on se projette sur 10 ans environ, bien sûr avec des étapes et déjà plein de vie sur place. On compte plus ou moins nos jours de travail, sur un tableur en ligne. Mais à vrai dire de moins en moins… On a compris que cela allait prendre du temps. Tant que le chemin est beau, on n’a pas hâte d’arriver.

 

Les parts en industrie et la valorisation du travail

Rappelle-toi. On est en 2017. A cette époque, on a déjà compris un truc : il va falloir travailler comme des fou·lles pour réaliser ce projet et pour réhabiliter cette ancienne usine. Y aurait il un moyen de valoriser tout ce temps de travail?

– Mais oui, disent en chœur Juliet, Juliette et Laure, les membres de notre commission juridique. Si on monte une coopérative, on pourra prendre des parts en industrie! Depuis la loi Alur de 2014, il existe des Coopératives d’Habitant·es. Il y a un article qui permet de « vendre » ses parts en industrie avec ses parts sociales, le jour où l’on a plus l’usage de son appartement.

– J’ai pas tout compris mais ça a l’air génial!

– Ben en fait, non… On a creusé. Le conseil d’État bloque cet article de la loi : il est trop problématique quant au droit du travail, une porte ouverte à une sorte de travail au noir sans charges sociales.

– Alors on va faire comment? On se salarie?

– Ben, il faut que l’on investisse plus d’argent alors. A ce jour, on a budgeté les matériaux pour l’auto-réhabilitation et quelques prestations techniques par des artisan·es pro. Pour nous salarier, il faut au moins tripler voire quadrupler le budget.

– Ah, mauvais plan. 

– Ben, on n’a qu’à trouver des subventions.

– Ça aussi c’est du boulot.

Le boulot se mordait la queue.

– Et si on lâchait? Et si on était bénévole et si on « donnait » notre travail? 

– Mais alors, il n’aura plus aucune valeur?

– Le don, ça n’a pas de valeur ! Notre travail aura la valeur du désir et du plaisir de faire, d’apprendre, d’agir, de trouver du sens.

– Mouais…. – Pourquoi pas – Ben bofff – intéressant ….

 

On a cherché dans tous les sens, on s’est retourné le cerveau et petit à petit, on a lâché. Et aujourd’hui on se dit qu’on a bien fait. Imagine si on devait noter chaque heure que l’on consacre au projet en pensant à l’équivalent argent que cela représente, imagine les cercles vicieux que cela pourrait engendrer, les comparaisons, les jalousies entre nous… et puis ça aurait pour effet que tous les suivant·es, celleux qui viendront une fois le lieu habitable, en payant plus cher, ils devront « payer » notre travail. Donc être plus riches que nous. Donc on crée un projet de gentrification rurale… Hmmm…  NON.

Comment les « suivant·es » contribueront iels au projet alors que le lieu sera propre et bien rangé? C’est une autre question. 

Quant à notre travail, au moulinage, il est libre et non aliéné.  

 

 » On est d’intérêt général « 

Rappelle-toi. On est en 2018. On attend avec hâte la réponse du service des Impôts. C’est sûr, ils vont nous confirmer que notre association est d’intérêt général. Ben oui, on est non-lucratif, anti-spéculatif, hyper démocratique… On pourra du coup mener une campagne de don en faisant bénéficier les donateur·ices de déductions fiscales ! 

Certes, on aurait pu le faire sans demander l’officialisation aux impôts qui, un jour, peut-être auraient pu venir nous contrôler pour s’assurer de notre qualité d’intérêt général. Oui, ça aurait été plus simple. Mais on ne le savait pas et on a voulu bien faire. 

Quoi ? les impôts ne nous reconnaissent pas d’intérêt. 

Quoi ? la fondation de France ne peut plus nous verser de mécénat. 

Quoi ? On a loupé la date limite pour faire une demande de recours parce qu’on était débordé·es de plein d’autres questions d’intérêt universel.

Heureusement, parmi nous, il y a Juliet. C’est l’une de nos « acharnistes » les plus tenaces. Accompagnée par les juristes de la coopérative Oasis, épaulée par Laure, elle ne va rien lâcher.

– Il faut repenser le lien entre l’association et la coopérative. C’est trop confus. Il nous faut une gouvernance de l’association totalement indépendante de la gouvernance de la coopérative. Il faut délimiter les espaces de l’association et clarifier son domaine d’action. Et surtout, il faut continuer à clamer haut et fort que notre association n’a pas de gestion intéressée et que son but est totalement culturel. On est venu·es ici pour faire revivre ce qui aurait été un énorme déchet de l’ère industrielle, une usine en friche, à l’abandon. On se sent en lien avec le passé, avec les milliers d’ouvrières qui ont travaillé ici. On se sent en lien avec le futur, un autre monde est possible solidaire, écologique, généreux, humain, plein d’…

– Calme toi Juliet ! On va rien lâcher.

Rappelle-toi on est en novembre 2021, Félix est le président de l’asso. Il a 26 ans, du rêve dans les yeux et de la force dans le ventre. Juliet et lui préparent notre audition qui se tiendra à Lyon devant une commission d’appel pour exposer nos convictions. Suspense… 

Déception énorme… malgré tout notre travail, la commission ne nous reconnaît pas la qualité d’intérêt général. Construire un commun, c’est être entre le privé et le public, c’est être hors des sentiers battus de la propriété individuelle d’un foyer ou de celle publique d’un État. Pas facile de bouger les lignes. 

– On laisse reposer un peu ce dossier, mais on y retournera !

– Oui Juliet ! et bravo pour tout ton travail.